"Mes amis,
Dans le prolongement immédiat de la solennité de Noël, c’est par la sainte famille de Jésus, Marie et Joseph que nous sommes introduits ce soir dans la grâce de notre année jubilaire. Et comme chaque dimanche, la lumière resplendit à travers les trois lectures de la Parole de Dieu que nous venons d'entendre et qui viennent éclairer nos chemins de vie. Au centre du triptyque, il y a cet extrait de la première épître de saint Jean avec cette affirmation forte de l’apôtre : « Voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes ! » On peut dire que tout le sens de cette année jubilaire qui s'ouvre peut être déchiffré à travers ces quelques mots de l’apôtre. C’est pourquoi je voudrais prendre le temps de les commenter avec vous.
« Voyez quel grand amour nous a été donné ! » Le « voyez » dont il s'agit n'a rien d'un coup d'œil en passant, c’est un appel à nous en mettre plein les yeux, c'est une invitation à demeurer en présence de celui qui, dans le mystère de Noël, a rendu Dieu visible pour que nous puissions le contempler et être transformés à son contact. Ce « voyez », c’est donc le regard de la foi elle-même, cette foi qui n'est pas une idée, une théorie, mais une rencontre intime avec Dieu, un contact personnel qui nous établit avec lui dans une immédiateté absolue, afin que nous puissions lui parler, l'aimer et entrer en communion avec lui. Voilà ce qu'est fondamentalement la foi chrétienne. Et cette rencontre se vit prioritairement dans la prière qui est la foi en actes. C'est dans la prière de chaque jour que le croyant regarde le Christ. « Mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant », proclamait le psalmiste tout-à-l’heure. La prière fondamentalement est un cri, oui, un cri vers le Dieu vivant ! C’est l'expérience que Marie et Joseph ont vécue et que nous relate l'évangile de ce dimanche. Inquiets d'avoir un moment perdu l'enfant-Jésus au retour d'un pèlerinage à Jérusalem, Marie et Joseph ont crié leur angoisse vers le Dieu vivant. Leur exemple nous montre comment la prière creuse le désir de chercher Jésus et, l'ayant trouvé, de le chercher encore. Nous avons ce cadeau d'une année jubilaire pour intensifier notre relation à Dieu et entrer ainsi plus avant dans la joie de la foi. Alors saisissons cette heureuse opportunité en nous efforçant d’être fidèles à la prière de chaque jour !
« Voyez », nous dit saint Jean ! Mais voyez quoi ? « Voyez quel grand amour nous a donné le Père », car nous sommes ses enfants bien-aimés ! Le « grand amour » de Dieu pour nous, voilà la merveille qu'il nous faut redécouvrir le temps d'un jubilé ! Ce que le christianisme a d’absolument unique, en effet, de proprement singulier, c'est de nous avoir fait découvrir que le fond même de l’existence, que le fond du réel est l’Amour : l’Amour au sens de la communion, de la communauté des Personnes. Notre Dieu n'est pas un éternel Solitaire retranché derrière ces nuages, il est Trinité de personnes, il est communion, circulation d’amour. Et cet amour qu'il vit éternellement en lui-même, il a voulu le partager aux humbles créatures que nous sommes. Les vases de nos humanités fragiles, Dieu veut les remplir à ras-bord de son amour de Père. N'est-ce pas là, profondément, la cause et la raison de notre joie ? Mes amis, il n'y a plus de tristesse possible pour qui se découvre bénéficiaire de ce grand amour de Dieu, lui qui « a tellement aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique » (Jn 3,16). Nous le savons, c'est sur le bois de la croix, paradoxalement, que le Christ a fait jaillir pour le monde les torrents de la joie en donnant sa vie par amour pour les hommes. C'est le sens du rite que j'ai accompli tout à l'heure en franchissant les portes de la cathédrale. Une année entière nous est ainsi offerte pour que nous entrions dans la jubilation de l'amour. Pour que, par-delà nos épreuves, les échecs et les déceptions de la vie, les revers d'une existence peu souriante parfois, nous redécouvrions la joie d'être sauvés, cette joie toujours neuve d'être aimés de Dieu, d'être à chaque seconde dans la main du Père, cette main dont Jésus nous a dit que rien ni personne ne pouvait nous en arracher (cf. Jn 10,29). Et, soit dit en passant, la manière singulière d'expérimenter la joie du salut, c’est de vivre à intervalles réguliers la démarche du sacrement du pardon. C’est la grâce de l'indulgence plénière que nous offre justement le temps d'un jubilé. L’indulgence, c’est la miséricorde en actes ! Alors, expérimentons la joie de l'amour en réempruntant résolument le chemin du pardon. Et pour cela, osons solliciter nos prêtres, signes et instruments, au cœur de notre Église, de la miséricorde de Dieu.
Mes amis, que la joie procède de l’amour, de l'amour dont Dieu-Trinité est ultimement la source, ce n’est pas là simplement une vérité à croire ; c’est un programme de vie, c’est une expérience qui s’approfondit au fur et à mesure que nous sortons de l’égoïsme de notre petit moi pour servir et aimer nos frères. Nous le découvrions déjà dans la première lecture : c'est la grâce d’Anne, la maman du petit Samuel, d'avoir compris que l'enfant qu'elle avait reçu de Dieu comme un don ne réaliserait pleinement sa vocation qu’en étant à son tour donné aux autres. Saint Jean nous le redisait tout à l'heure à sa manière : « Mettre notre foi dans le nom de Jésus, ç’est nous aimer les uns les autres comme il nous l'a commandé ». Nous abordons là concrètement la dimension de l'espérance qui ne fait qu’un avec la foi et la charité. Car tant que le Royaume de Dieu se fait attendre, tant qu’il n’est pas advenu de façon définitive, nous marchons dans la nuit. Or, dans l’intervalle, justement, il revient aux baptisés que nous sommes de jalonner le chemin, de le baliser avec les flambeaux de l'amour. C'est cela, très concrètement, être des « pèlerins de l'Espérance ». C’est une mission magnifique et terriblement exigeante à la fois. Pour que notre Dieu soit connu et aimé, en effet, pour qu’il soit révélé au monde, il faut des témoins résolus à faire briller la lumière de son amour. Comme dans Le Petit prince de Saint-Exupéry, je dirais volontiers que le chrétien baptisé est un « allumeur de réverbère » : dans la nuit de ce monde, il fait scintiller les étoiles. C’est dire que, sans nous, sans notre propre témoignage d’amour, Dieu est absent, en quelque sorte ; il n’existe pas au regard de l’histoire s’il ne s’incarne pas concrètement dans notre vie. Voilà bien le grand défi qui nous attend : une année jubilaire, c’est une année pour faire renaître l’espérance là même où toute réconciliation nous semblait impossible. C’est une année pour oser des démarches de pardon, dans nos familles, nos voisinages, nos milieux professionnels. C’est une année pour changer son cœur, pour convertir ses jugements et ses façons de voir, c’est une année pour s’engager au service de la solidarité et de la justice, dans la joie et dans la paix avec ses frères.
Voici que nous franchissons ce soir le seuil d’une nouvelle année jubilaire, 25 ans très exactement après le grand jubilé de l’an 2000 et, plus lointainement encore, 1700 ans après le concile de Nicée dont l'Église nous invite à revisiter les articles de foi. Autant le dire, « c'est maintenant le moment favorable, c'est maintenant le jour du salut ! » (2 Corinthiens 6,2). Alors, mes amis, entrons à plein dans cette année jubilaire. Ne cédons pas aux sirènes du désenchantement, ne cachons pas notre foi sous le boisseau du conformisme ou de la résignation. Chantons à plein cœur notre joie d'être aimés de Dieu, oui ; mais, surtout, par nos engagements généreux et le témoignage de nos vies données, soyons les signes lumineux de cet amour fou de Dieu pour le monde. Qu’il en soit ainsi. Amen."
Thierry Scherrer
Évêque de Perpignan-Elne